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Nous sommes à l’été 2017. Je débarque à Paris pour me lancer à la poursuite de mon rêve : devenir journaliste de jazz. Première étape, la musique. En écouter beaucoup, tout le temps. Voir le plus de concerts possibles, jusqu’à ce que je n’ai plus un sous. Recommencer le mois suivant, et tous les autres après lui. Sillonner la rue des Lombards et la rue des petites écuries, pour commencer.
Dans la rue des petites écuries, se trouve le New Morning. Et si j’évoque ces souvenirs, c’est parce que les mots de Patrick Pouhaër m’ont rappelé cette période de découverte musicale. Peu de temps avant le concert du trio ETE, avait lieu le vernissage de son exposition photographique autour des légendes du jazz. Ces photos témoignent de ses années parisiennes, 30 ans avant que je n’y arrive. Certaines choses n’ont pas changé. Il faut toujours arriver en avance devant le New Morning, pour être premier dans la file, et avoir une place privilégiée pour capter les expressions, les petits moments rares des instrumentistes à l’œuvre chaque soir. Je gardais ces images dans mon for intérieur, alors que Patrick Pouhaër les capturait pour pouvoir ensuite les partager. En me baladant dans son époque, je suis particulièrement attiré par un cliché de Wayne Shorter, dont on devine le regard sans pourtant voir ses yeux, regard que j’imagine effervescent de notes et de musique. Portraits en noir et blanc de cette effervescence à découvrir au centre culturel Jean Gagnant jusqu’à la fin du mois de novembre.
Après l’exposition, le concert, donc. Je me défais de ma nostalgie passagère pour me reconcentrer sur le présent. Devant moi, un trio que j’aime et que je connais, avec une définition de la musique à trois qui m’intrigue et me touche particulièrement. On oublie les suites de solos pris à tour de rôle, et on construit chaque instant ensemble, d’un seul souffle continu et ravageur. Me voilà installé confortablement, prêt à me prendre une belle rasade de poésie musicale improvisée.
Et bien évidemment, rien ne se passe comme prévu. Dès les prémices d’”Useful report”, leur dernier né qu’ils s’apprêtent à dérouler, je me retrouve à nouveau à cet été 2017, lorsque j’ai véritablement découvert cette musique, en live. Mes premiers émois, sur lesquels j’étais alors incapables de mettre des mots. Je me retrouve dans le même état d’émerveillement devant tant de grâce. Je redécouvre encore à quel point l’humain sait créer des choses stupéfiantes de splendeur. Je réintègre en moi le sens du mot beauté. La précision d’Eric Echampard, la puissance d’Andy Emler, la délicatesse de Claude Tchamitchian me font redécouvrir l’éclat qui m’a ébloui lors de mes premiers concerts. Rien ne saurait être plus délectable, plus exaltant que cette exacte sensation. Être le témoin privilégié de la création, dans sa forme la plus pure, la plus déraisonnable, la plus organique. Trois cellules eucaryotes, nommées E, T et E, en pleine mitose qui, au lieu de se diviser individuellement, réinventent le tissu qu’elles constituent. Un nouveau tissu nait, jamais exploré auparavant, par la simple volonté de la rencontre. Ce tout petit tissu offre un sens révolutionnaire à l’existence des deux cellules E et de la cellule T. ETE n’est plus la somme de trois cellules, mais l’avènement d’un nouvel être qui ne saurait plus exister sans ce nouveau génome inattendu. Je m’enroule dans cette étoffe singulière, et je m’y sens bien. Cette étoffe chatoyante, douce, velue, est imprégnée d’une simple idée fabuleuse : il n’y a pas de limite au concept d’ensemble. C’est cette idée qui m’avait frappé il y a 6 ans, qui m’avait pour la première fois ému aux larmes, qui avait renversé mes repères pour ensuite me laisser, seul, et pourtant si bien entouré.
“Useful Report” parle de la crise climatique que nous vivons, et sur laquelle on nous alerte depuis plusieurs décennies. Le projet parle d’inéluctabilité, d’un drame qui se déroule sous nos yeux sans que rien ne puisse le stopper. Et pourtant, je sors de ce concert ragaillardi, empli d’espoir. Je soupire d’aise. Nous fonçons droit dans le mur, bien sûr. Mais tant qu’il y aura des humains comme Andy Emler, Claude Tchamitchian et Éric Echampard sur cette planète, il y aura toujours dans mon cœur l’assurance que de splendides possibles demeurent.
– Alexandre Fournet
Photos : Didier Radiguet
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